WORK IN PROGRESS
Extrait de l’introduction du catalogue « Cambrai 1700. Regards sur la société cambrésienne du Grand Siècle ».
…Faire l’histoire de Cambrai ne sert pas, ou plus à se délecter d’un passé vaguement réinventé. En 2015, si tel est le désir (légitime, si l’on est d’humeur nostalgique) qui nous anime, alors on conviendra que laisser libre cours à l’imagination du romancier, ouvrir grandes les vannes de la fiction – aux risques et périls de celui qui s’y commet – vaut mieux que dévoyer sans le dire la discipline sèche et rigoureuse (et passionnante, et intellectuellement jouissive) qu’est l’histoire. De ce point de vue, rappelons ce qui a été dit des centaines de fois depuis les années 1980 : l’histoire, qui appelle à la raison (et ses formes propres de jouissance) n’a presque rien à voir avec la mémoire collective, qui appelle à l’émotion (et à ses formes propres de rationalité, territoire du psychologue ou du tribun, pas de l’historien). D’ailleurs, faire l’histoire de Cambrai ne sert pas prioritairement, ou plus à s’identifier au territoire. Faire l’histoire de Cambrai ne permet pas d’être plus ou moins cambrésien, plus ou moins bon cambrésien. Cette injonction assignée à l’histoire locale – une invention très parisienne et très politique des années 1830 – pose en effet trois problèmes : 1) elle risque nécessairement de conduire à limiter le nombre de ceux qu’on considère comme bons Cambrésiens ; 2) elle conduit à transformer le passé en un catalogue de fétiches (Fénelon), de slogans (Cambrai était une grande ville – ce qui n’a probablement jamais valu que pour le XVe siècle) ou d’anecdotes (Fénelon sortit de sa grande ville pour aller chercher une vache) qui n’ont pas grand chose à voir avec le désir de comprendre le monde, et plus spécifiquement avec l’honnêté intellectuelle. 3) Elle conduit à faire l’impasse sur ce qui parait moins acceptable à notre époque (André Leblon m’a appris, peu avant son décès, que la rue d’Alsace-Lorraine, en 1938, a été rebaptisée en deux segments rue Daladier et rue Chamberlain).
Enfin, je pense pour ma part que faire de l’histoire ne sert pas non plus à savoir d’où on vient, et que par conséquent faire l’histoire de Cambrai ne sert pas à savoir d’où vient Cambrai, comment ce territoire est devenu ce qu’il est, etc. Plus exactement, cette proposition me semble trop incomplète pour être acceptable. Car quand on regarde des documents historiques, même assez récents (trois siècles), quand on regarde les documents qui sont reproduits dans ce livre, ce qu’on mesure en premier lieu, c’est d’où on ne vient pas, c’est tout ce qui nous différencie massivement, complètement d’un monde qui n’a presque rien de commun avec le nôtre. Ce faisant, néanmoins, nous prenons la mesure de ce qui caractérise la société de notre temps. De ce point de vue, faire l’histoire de Cambrai, peut nous aider, par le jeu des différences, à voir ce qu’est Cambrai aujourd’hui – comme le fait de voyager durablement dans une ville étrangère. C’est la première des deux ambitions que, dans ma pratique de conservateur, j’assigne à l’histoire, et qui justifie à mes yeux que la société se donne les moyens d’en conserver les traces – par exemple, en payant mon salaire.
Afin de donner un sens plus concret à cette réflexion liminaire, passons en revue quelques descriptions contemporaines de Cambrai choisies pour leur brièveté << j’en cite une seule à ce stade, mais il en existe au moins trois ou quatre, qui s’inspirent les unes les autres >> : si l’on devait, au Grand Siècle, évoquer cette ville en quelques mots, que disait-on ?
« Cambray : belle et grande ville Archiépiscopale, avec une forte Citadelle, sur l’Escaut ; capitale du petit païs nommé Cambrésis, annexé à la province de Hainaut. »
Il est frappant d’observer combien chacun des termes de cette définition contient un sens, recouvre une réalité qui nous sont fondamentalement étrangers. Ville archiépiscopale, autrement dit ville d’un pouvoir matériel et spirituel qui n’existe plus nulle part en Europe, avec ses institutions propres et celles qui l’accompagnent, avec sa population cléricale nombreuse et variée, qui jouit d’un statut juridique particulier. Forte citadelle, soit pouvoir militaire, avec au bas mot des centaines de soldats – entre 5 et 10% de la population selon les années – plus ou moins bien disciplinés, plus ou moins sédentaires, des blessés, des épidémies, des « immigrés » (d’autres régions, d’autres religions – en l’occurrence, le protestantisme). L’Escaut, pas encore canalisé, même si on en parle déjà, qui représente une frontière plus qu’une voie de communication, mais aussi une source d’énergie, avec ses indispensables moulins à eaux – quelle ressemblance avec notre paisible cours d’eau pour plaisanciers, baladeurs et sympathiques poules d’eau ? Capitale du Cambrésis : il faut se représenter qu’il y avait alors une distance plus lointaine (en temps) et plus inégale (en termes de domination) entre Cambrai et, disons, Bertry, qu’il n’y en a aujourd’hui entre Paris ou Bruxelles et Cambrai… Cette distance est concrétisée par les hauts remparts, même pas mentionnés dans la définition, tant c’est avant tout leur existence que signifie, au XVIIe siècle, l’expression belle et grande ville. – nos entrées de ville sont aujourd’hui des autoroutes ; on fermait alors les portes la nuit. Presque en tous points, le rapport entre la ville et la ruralité est différent de celui que nous connaissons. C’est en ce sens, à peine esquissé ici, que l’histoire, et tout particulièrement l’histoire des sociétés préindustrielles est plus affaire d’altérité – d’où on ne vient pas – que de continuité – d’où vient. Voilà pour la première ambition.
Pourtant, la fréquentation des sources et faits historiques fait parfois apparaître de curieuses récurrences. Ainsi, le fonctionnement des Etats de la Ville, Comté et Pays du Cambrésis souligne que l’échelon qui correspond peu ou prou à notre actuel arrondissement (héritage de la Révolution française) était déjà sollicité dans la mise en œuvre de certaines politiques publiques. La délimitation des territoires et la répartition des compétences, au XVIIe siècle, a au demeurant de sérieux airs de « réforme territoriale ». Un projet royal de construction de route en 1738, contesté par les représentants « du territoire », mobilise à peu près les mêmes arguments que ceux employés par les détracteurs du contournement de Cambrai à la fin du XXe siècle (la mort du petit commerce). Ne parlons pas de problèmes de voisinage et de nuisance, dont on vient à se demander s’ils ne constitueraient pas un universel du genre humain citadin… Au-delà de l’amusement qu’ils produisent, ces rapprochements, difficiles, techniques, exigent une précision et des développements particulièrement importants, afin d’en garantir les auteurs contre le vice majeur de l’histoire dévoyée : l’anachronisme involontaire – le fait de projeter sur un temps passé, sans le faire exprès, une réalité qui lui est étrangère. Ils ont pourtant une utilité : ils nous disent que certains enjeux que notre société pense sur le mode de l’actualité immédiate ne sont pas si récents que cela.
C’est ainsi que la seconde grande ambition de l’historien, ambition qui englobe et complète la première, ambition peut-être frappée de démesure, consiste tout simplement à enrichir notre rapport au temps. Le géographe, le voyageur, parfois l’urbaniste enrichissent notre rapport collectif à l’espace (continuant le travail individuel commencé dans la petite enfance, quand on s’oriente, puis qu’on se représente des lieux voisins – la cuisine, chez Mamie, l’école…). L’historien, qui est comme le géologue ou le paléontologue un professionnel du passé, enrichit notre rapport au temps (en complément de la mobilisation de facultés langagières et d’abstraction élaborées, entre quatre ou six ans, quand « hier », « ce matin » et « dans trois jours » acquièrent du sens). L’espace et le temps étant les deux a priori de l’expérience, ce n’est pas complètement inutile.
Le contexte
Août 2015. Écriture du catalogue Cambrai 1700, dans le cadre des « commémorations » (sic) du tricentenaire de la mort de Fénelon. L’expo portera sur la société cambrésienne au temps du Grand Siècle. Éphémère retour, comme il y a deux ans (La fête s’affiche), à l’activité et au mode de vie du thésard monomaniaque ? Peut-être, et surtout pour le plaisir (ça change), mais aussi dans une perspective intermédiaire : le bouquin ne sera ni ouvrage de recherche, ni ouvrage de vulgarisation, mais un peu des deux. En effet, faute de temps, d’appétence ou de compétence (cela dépend), personne, parmi les acteurs publics ou associatifs qui s’intéressent au patrimoine et à l’histoire de Cambrai, n’a lu les ouvrages fondamentaux et monumentaux relatifs à cette période et à Cambrai (Ph. Guignet, S. Vigneron, M.-L. Leguay, peut-être une exception pour Ch. Leduc ? même pas sûr…) et il fait partie de mon job d’en restituer quelque chose (on n’est pas loin des objectifs de la formation professionnelle). Voilà, en amont, pour la vulgarisation (une certaine vulgarisation, pour public averti – l’expo étant beaucoup plus orientée vers la médiation que son catalogue), avec au passage un arrière-plan d’histoire générale. Mais, en aval, il se trouve (comme pour l’expo sur les affiches, mais dans une moindre mesure) qu’une partie des documents qui seront exposés et publiés sont demeurés inconnus des mêmes chercheurs, et qu’il m’est impossible, en bon chartiste (j’ai été rattrapé par mon destin), de ne pas produire sur eux l’amorce d’un travail d’analyse, et donc de recherche.
Pour le plaisir, un document sur le racket d’une institution charitable cambrésienne par l’armée française d’occupation avant le traité de Nimègue.